24 février 2010

RIP


Elle et moi nous rencontrâmes en l'été de l'An de Grâce 2000.

Elle remplaça dans mon coeur celle que j'avais malmenée, pliée, et amenée tout droit à la casse après un accident d'une bêtise absolue (l'oubli d'une priorité à droite), sans passer par la case " Gagnez 1000 Francs " .

Je n'avais pas eu le temps de m'attacher à sa prédécesseuse, dont je ne partageais la vie que depuis un an.
Celle-ci et moi, on se kiffait, mais d'un amour assez sage. Je lui aurais pas fait faire des trucs de dingues, je ne voulais pas vivre de passion destructrice avec elle ; elle : une Visa grise, 4 vitesses.
Visa qui, on l'a compris, est décédée stupidement (sur le Boulevard Clémenceau, à Grenoble, un sombre début de soirée d'hiver).
Pour l'absence de caractère destructeur de la relation, on repassera...

Ete 2000.
Je dois reprendre le chemin de la fac dans quelques jours, quitter la douceur poitevine pour retrouver les festivités alpines.
Je ne me résouds pas à le faire sans voiture.
La période de deuil de la Visa a été plus que convenable, je ne choquerai pas le voisinage en allant m'acoquiner, en veuve joyeuse et bronzée, avec une nouvelle compagne automobile.

J'ai consulté frénétiquement les petites annonces. Mon job d'été m'avait permis d'accumuler la coquette somme de 5000 Francs (un trésor !!!!).

J'ai pris rencart avec la nouvelle femme de ma vie, le coeur gonflé d'espoir, rêvant d'aventures folles...

Les mains moites, les pieds et les genoux rentrés vers l'intérieur, le coeur battant la chamade, la voix mal assurée, j'ai été présentée à la Nilaamobile.
Une Fiesta de 3 ans ma cadette ... : j'allais lancer la mode des toycars.

Elle se tenait là, soupirante, s'ennuyant dans un garage, recouverte d'une immonde couverture.
Couverture qui, sitôt levée, me dévoila une carcasse beige, un solide carrosserie bien charpentée. Esquintée par le temps.
Elle était visiblement passée entre des mains peu expertes, qui l'avaient ravagée, terni son teint de Prom Queen, laissé quelques vilaines echymoses sur sa peau de pêche.
Mais elle semblait fidèle : peu de gens lui étaient passés dessus, finalement ; peu l'avaient esquintée de leurs assauts passionnés, puiqu'elle avait, somme toute, PEU DE KILOMETRES AU COMPTEUR.

J'aimais ses aspérités, ses défauts, ses rides, ses pètes un peu partout. C'était la preuve qu'elle était pas, quand même, née de la dernière pluie non plus.

Je l'ai adoptée du premier coup d'oeil, j'ai fait ronfler son coeur d'un coup d'accélérateur, et c'était parti pour la vie, nous deux.
Je lui ai mis le marché en mains : un PACS sous forme de CDD, renouvelable tous les 2 ans.
Tous les 2 ans, pendant 9 ans, j'ai donc frémi, à l'approche de la date fatidique du terrifiant Contrôle Technique.
Je m'inquiétais pour sa santé. Fragile, eu égard à son âge.
De plus en plus lente au démarrage, mais c'est assez normal, ça, c'est bien l'effet que le temps fait sur les femmes, non ?

Une fois , sa batterie m'a lâchée. Mais une fois en 10 ans, c'est peu, sacrée mécanique, quand même ! C'est bien connu, c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes (même si c'est moi qui ai bien failli finir sourde comme un pot, subissant ses vagissements excédés... 4 vitesses, c'est sûr, c'est pas 5 vitesses, et encore moins 6, a fortiori ! ).

Elle a bien tenu le coup, quand on sait les outrages que je lui ai fait subir...

La semaine, elle était sage. Statique, bravant les attaques du froid et du chaud. Bravant la neige et la canicule.

Le week end, les vacances, elle et moi cassions notre routine.
Et enfilions les kilomètres. Le monde nous appartenait, la ligne de fuite pour seul horizon...

Des centaines de souvenirs, les premiers qui me viennent, en vrac :

La Suisse : Genève, à plusieurs reprises, seules dans cette ville majestueuse et opulente... j'avais des sueurs froides à l'idée qu'elle puisse sentir que j'avais un peu honte d'elle, au milieu de toutes ces berlines rutilantes... j'ai même eu peur de me faire contraventionner pour cause de " pustule visuelle ", de " surcharge de rouille " sur des boulevards nets, propres, trop nets, trop propres, où les voitures sont belles, les gens sont beaux, les immeubles sont beaux, les allées sont belles, and so on and so forth (un avatar de Luxembourg...).
Ma Nilaamobile et mézigue, on était juste trop normales (elle encore moins que moi...) ...

La Bretagne : un miracle, d'être arrivés là sains et saufs, depuis Bordeaux. La Quechua dans le coffre sans plage arrière, un look de baba cools assumé, des bagages dans tous les sens, des serviettes qui continuent à sécher à travers la vitre, au milieu de la gâche vendéenne achetée en route, des galettes de Pont Aven, des Niniches de Quiberon.

Iles d'Oléron et d'Aix ... : souvent à 4 ou 5 entassés dans son habitacle, fumant des clopes et écoutant de la musique de merde, moi papotant avec mes compagnons de route, ne la regardant pas toujours, la route, leur causant ainsi de belles frayeurs...

Dijon, pour cause d'études. Au lendemain de fêtes de fin d'année, parties, elle et moi, dans le froid, trouvant, sur notre chemin, la neige, l'autoroute salée, cette subtsance marronnasse qui vient se coller à son pare brise, et contre laquelle s'épuisent ses essuie-glaces. Moi qui lui parle : je ne vois rien à 2 cm, mais " t'inquiète, ça va aller, je gère, on va s'en sortir, petite voiture ". Il fait trop froid pour qu'un jet d'eau puisse sortir du circuit, puisse aider les essuie-glaces besogneux. Alors j'ouvre la fenêtre et tente de verser le contenu d'une bouteille d'eau sur le pare-brise. Wrong idea ! L'eau gèle immédiatement. Je finis par m'arrêter, tant bien que mal, sur une aire. " T'inquiète, ça va aller, je gère, on va s'en sortir "... Et on s'en est sorties !

La Vallée Verte. Traversée de la France par le bas pendant des vacances estivales. Partie le vendredi soir de Bordeaux après le boulot. Couchage près de Thiers, dans une chambre d'hôtes isolée du monde, il fait nuit, je suis myope, les phares sont bas, il y a du brouillard, finirai-je par la trouver, cette chambre d'hôtes ? Accueillie par une hôtesse austère, qui jette à la Nilaamobile un regard dédaigneux : " Dites donc, il est quand même 22h30, là. J'encaisse votre argent ce soir ". La Nilaamobile et moi, de par son physique ingrat et un peu craignos, on passait souvent pour des marginales sans le sou...
Le lendemain, c'est reparti. Objectif : atteindre Annecy avant midi. Pour monter vers le festival, l'immanquable "Rock n' Poche". Mission accomplie. Sous les applaudissements d'un public en délire.
Puis traçage vers le Drôme Provençale, sa chaleur, ses couleurs...
Retour vers Grenoble par le Vercors. Au détour d'un virage, une vue à couper le souffle. A me coller les larmes aux yeux. De bonheur brut. Malgré la chaleur gluante. Malgré l'absence de clim.
Retour à Bordeaux sans passer par l'autoroute, pour raisons bugétaires. 9 heures qui se déroulent sans fin, des paysages magnifiques, des côtes où la Nilaamobile s'époumonne, des pentes où elle s'emballe. A l'arrivée, mon corps, incontrôlable, tremble pendant une demie heure, encore imprégné du souvenir des vibrations mécaniques du voyage...

Bayonne, à de multiples reprises. Envie soudaine d'aller faire des emplettes côté espagnol. De voir une amie chère à mon coeur. " Allô, c'est moi, tu es chez toi ? Ma voiture et moi, on arrive... ! ". Partir et chanter, toutes seules, le long de la Nationale...

Les sempiternels aller-retours du week end entre le 79 et le 86, pendant un an. La route que je connais par coeur, et qui n'appartient qu'à nous... La cassette audio sur laquelle je me suis fait la compil qui accompagne inlassablement ces trajets.

La plage. La Nilaamobile est idéale pour la plage. Ici, la plage, c'est à 50 bornes. Tu peux emplir la Nilaamobile de sable, elle surkiffe ! Elle s'en fout, la Nilaamobile, plus le temps passe, plus elle ne se prend plus la tête avec les futilités, la coquetterie. Elle le sait, que chaque grain de sable déposé est la preuve qu'elle est toujours en vie...

De grosses frayeurs, aussi. Juin 2001. Lendemain de Fête de la Musique, passée à Grenoble, avec ma meilleure amie. Dormi trois heures, encore 15 grammes dans chaque bras. On se suit, chacune dans notre carosse, on n'en mène pas large. Une journée interminable, une traversée de la France du Vide, en s'efforçant de garder les yeux grand ouverts. Aux feux rouges, elle monte le son de son auto-radio à fond, pour qu'on chantonne sur notre varièt préférée, pour pas s'endormir, surtout pas s'endormir...


Et puis, depuis quelques temps, un sentiment d'insécurité. Pas la même que celle qui est à la mode dans les discours politico-démago hypocrites.
Une insécurité routière.
Et puis, ce physique qui se dégrade, jusqu'à la lente agonie...
Elle est triste, ma Fiesta, je le sens. Elle couine. Elle se fait fracturer régulièrement pour peanuts. Y'a rien à voler, dans la Nilaamobile. Un auto-radio sans âge, des cassettes audio enregistrées défraîchies, un triangle de sécurité...
La dernière fois, ils ont volé un parfum d'ambiance. Sacré larcin !
Je voulais pas renoncer. Je voulais lui tenir la main jusqu'au bout, sentir son moteur refroidir peu à peu, la voir partir...
Mais ça devient pénible de devoir, à chaque fois que je fais un voyage (de plus en plus courts, les voyages), me dire que si je dois me faire dépanner, il faut que toutes mes affaires tiennent dans un seul sac.
D'avoir le palpitant prêt à claquer quand c'est la nuit, qu'il pleut à torrent, que j'y vois rien, et qu'il me reste encore 200 bornes à taper...
D'avoir peur qu'elle démarre pas à chaque fois que je monte dans elle, après plusieurs semaines de non usage...

J'ai procrastiné. A mort.
Il y avait aussi cette idée que c'est dommage, d'envoyer au broyeur un véhicule qui roule. Qu'elle pourrait servir à des gens. Que c'est " gâcher " .
Et probablement, aussi, plus ou moins consciemment, la peur de grandir.
De tourner définitivement une page de ma vie.
Pour en écrire une autre, certes, mais avec, dans la bouche, le regret des lignes écrites précédemment, sur une décennie.

Alors voilà, j'ai trente ans, maintenant.
Je vais accompagner la Nilaamobile jusqu'aux derniers sacrements.
Jusqu'à l'extrême onction.
Et regarder vers l'avenir, au volant d'une nouvelle berline d'occasion. Le plus sereinement possible...

6 commentaires:

  1. Nan. Vaguement entendu parler car vaguement fait des études littéraires. Why ?
    Ps : hey hey, you're back !!!

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  2. Parce que tu parles de lignes de fuite - moi j'ai trop rêvé à Deleuze. Je sais plus si ces mots existaient avant lui.
    Ps: was I gone?

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  3. Arf, pendant un instant j'ai cru que tu croyais que ma voiture allait se suicider ;-) (la blague n'est pas de moi)
    "Ligne de fuite", pour moi c'était surtout un terme de description en peinture. Mais je devrais peut être me mettre à Deleuze...
    Ceci étant, va falloir que tu stoppes le name dropping, je me suis déjà attelée à Faulkner, j'ai pas le temps de suivre... !

    PS : never thought you were gone. Just have the unpleasant feeling that I've lost many readers since I left Hautetfort for Blogspot...

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  4. Oui, tu devrais te mettre à Deleuze. Regarde l'abécédaire. Quant à Faulkner, tu sais moi j'y connais rien, j'ai juste traduit un texte très compliqué qui a fini par m'enchanter après que je me suis noyé dedans. L'histoire d'un forçat qui remonte la rivière poussé sur son esquif par une crue du Mississipi qui l'emmène à contre courant avant de se retourner contre lui - vraiment puissant comme texte.

    Ps: it's not the quantity of readers that counts, it's the quality!

    Tom More!

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  5. J'ai comme l'impression que c'est la nouvelle de Faulkner que j'étais en train de lire. Au moins, maintenant, je connais la fin :-(

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